Une nouvelle revue d’histoire d’Haïti : Pourquoi ? Pour qui ? Comment ?

Claude Moïse

 

Ces questions semblent aller de soi tant il est vrai qu’aucune histoire n’est jamais achevée une fois pour toutes. Comme toute autre, la nôtre traîne derrière elle des questionnements, des problèmes, qu’on n’aura pas fini de dépouiller et de livrer à l’intelligence de nouvelles générations. Comme pour les précédentes, elle offre de nombreuses pistes où celles-ci chercheraient à comprendre d’où elles viennent et où elles vont. Comme toute autre elle s’offre à la curiosité dévorante de chercheurs d’ici et d’ailleurs émergeant de conjonctures d’époques successives.

Osons dire que mieux que toute autre elle présente une nette singularité par la qualité fondatrice d’une libération humaine universaliste au-delà de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen proclamée en France le 26 août 1789, confirmée par l’abolition de l’esclavage en 1794, mais bafouée en 1802 par Napoléon Bonaparte qui le rétablit.

Rappelons que cette histoire trouve son point d’ancrage originel dans le vaste mouvement de conquête et d’exploitation du Nouveau Monde qui fait suite à l’impulsion économique de l’Europe du XVIème siècle et au dynamisme de ses marchands et trafiquants. De l’Afrique à l’Amérique, de vastes zones géographiques, auront été ainsi intégrées à un grand marché international. Entre la fin du XVème siècle et celle du XVIIIème, se situent les moments forts, les événements majeurs qui façonnent l’histoire d’Haïti : les voyages de Christophe Colomb, le choc des civilisations amérindienne et européenne, la conquête espagnole, l’intervention française, la traite négrière, l’esclavage, la colonisation, la révolution et l’indépendance.

Au commencement il y eut le génocide des Aborigènes d’Ayiti, œuvre des conquérants d’Europe répandus dans l’Atlantique s’abattant sur les Amériques pour en faire des places fortes d’expansion du capitalisme marchand. Les premiers habitants de l’île aux prises avec la rapacité des trafiquants et aventuriers espagnols, soumis à l’esclavage et à un rythme de travail infernal dans les mines, n’ont pas survécu longtemps à la découverte. Puis vint Saint-Domingue, modèle colonial français dont la société est fortement structurée au cours des 17e et 18e siècles par les facteurs clé que sont la traite négrière, l’esclavage, les grandes plantations, le système de l’Exclusif et la domination des colons blancs. On en connaît l’architecture sociale : grands, moyens et petits planteurs, commerçants, travailleurs esclaves, cadres des plantations ; elle se complique d’une différenciation de statuts : libres, affranchis semi libres, esclaves captifs importés d’Afrique et se distingue d’une division ethnique : blancs, noirs, métis. Cette structuration donne la mesure des contradictions multiples qui traversent la colonie et à l’explosion desquelles Saint-Domingue ne survivra pas. Telle est la matrice dans laquelle se forme, au fil des années et des luttes, un nouveau peuple (les Haïtiens) qui ne doit presque rien aux habitants d’origine (les Tainos), mais dont les éléments épars, arrachés pêle-mêle à l’Afrique, cherchent pour survivre au sein d’un monde atlantique déprédateur à se faire une cohésion et à se doter d’une identité qui ne se réduira pas à la seule mémoire des origines africaines.

L’Haïti d’aujourd’hui est née de la violence révolutionnaire. Après le 1e janvier 1804, trois grandes urgences s’imposent comme autant de défis aux dirigeants et aux classes populaires du nouveau pays tant elles portent la marque de l’héritage colonial, des antagonismes sociaux et des conflits meurtriers de l’époque 1791-1804. Il s’agit 1) de la défense de la nouvelle nation et de la consolidation de l’indépendance dans un environnement international hostile, 2) de la réactivation de l’économie qui nécessite l’établissement de nouveaux rapports de propriété et de travail dans un cadre post-colonial-esclavagiste, 3) de la construction d’un nouvel État et donc du réaménagement des pouvoirs en fonction du rapport des forces et des intérêts consolidés et à consolider. Tels sont les paramètres de l’évolution historique dont la combinaison dynamique et conflictuelle marque un tournant critique dans le processus de la formation sociale haïtienne.

L’Indépendance d’Haïti est un événement majeur de l’histoire de l’humanité. Jusqu’alors celle-ci n’offrait pas d’exemple d’un peuple colonisé qui avait réussi à s’affranchir de la domination coloniale. Le cas ici était d’autant plus singulier au tout début du 19e siècle qu’il s’agissait de l’œuvre de tout un peuple, pas des seuls colons blancs d’origine européenne comme aux États-Unis d’Amérique, mais d’un peuple noir dont la victoire ébranlait tout l’édifice du préjugé raciste et dont l’existence nationale s’offrait en interrogation menaçante pour tous les régimes de domination coloniale à l’œuvre dans le système capitaliste mondial.

On a assez dit de l’universalité de la Révolution haïtienne. Au-delà de l’indépendance jusqu’à aujourd’hui, on a beaucoup dit de l’histoire du peuple d’Haïti. Beaucoup a été dit qui n’est pas divulgué. Chercheurs et historiens du pays et d’ailleurs continuent à s’y intéresser. Le CIDIHCA, auquel on doit ce projet de revue, se trouve en situation de prendre en compte l’intérêt, l’avidité même de correspondants, attachés à des institutions universitaires en Amérique, en Europe ou ailleurs, d’étudiants d’origine haïtienne de passage à Montréal, de professeurs en quête de matériaux pour leur production. Plusieurs de nos amis et d’observateurs déplorent l’inexistence d’une Faculté d’Histoire en Haïti, qui serait un stimulant à la recherche, un lieu de diffusion de la connaissance historique. Dans cette perspective et dans la continuation des réalisations du CIDIHCA depuis plus de trente ans La Revue se veut un organe de liaison, un lieu de facilitation.

Ainsi conçue, La Revue d’Histoire Haïtienne semble destinée à un lectorat de spécialistes. Sa contribution à la connaissance historique d’Haïti justifie pleinement son existence. Il n’en reste pas moins qu’aussi loin qu’on lui prête vie il pourrait, par une sorte de ruissellement découlant de son utilisation par les enseignants et même par des animateurs sociaux, atteindre un large public. De ce fait, le contenu devrait être élargi et amener à une active exploration pour recruter des contributeurs dans le large champ des sciences sociales.

Plus que jamais, connaître le passé est devenu indispensable pour mieux comprendre les événements d’aujourd’hui : leurs origines, leurs évolutions, leurs enjeux. Dans certains cas, on approche cette connaissance en s’en tenant strictement à un fil conducteur chronologique. Nous faisons le choix de privilégier, à l’intérieur de la « suite de processus » que constitue l’histoire (Paul Veyne), des thématiques aptes à capter l’attention des lecteurs. Ainsi nous ne prétendons pas ordonner notre plan d’édition autour des grandes périodes qui se sont succédées de la colonisation à aujourd’hui, mais pister des mouvements de l’histoire avec leurs bornes chronologiques respectives sans nous priver d’aller de l’une à l’autre des périodes signifiantes, des moments marquants qui donnent sens ou qui tournent le sens de l’action humaine.

Par exemple, en choisissant de faire une édition annuelle, nous commençons par le thème La Révolution haïtienne et ses influences dans le monde Atlantique du 18e au début du 19e siècle. Il sera suivi en 2020 par celui de l’Occupation américaine (1915-1934) pour remémorer, entre autres, le 100e anniversaire de la mort de Charlemagne Péralte tombé au combat contre les occupants le 1er novembre 1919. Ce qui parait bien loin, en termes chronologiques, de la Révolution et l’Indépendance (1791-1804). Mais ce sera, de l’un à l’autre, l’occasion de réinterroger les banalités, les vérités toutes faites, revisiter les récits nationalistes, les petites et grandes histoires des lieux et des hommes. 

Quant à l’édition de 2021, elle sera consacrée à Henri Christophe, dernier héros de l’Indépendance, dont on commémorera le 200e anniversaire de la mort. Mais ce ne sera pas loin des questionnements sur l’explosion des contradictions au sein de la société naissante et de la construction laborieuse de la nation haïtienne. Nous nous efforcerons à ce que toute notre démarche aille dans le sens de la restructuration de la mémoire collective en stimulant les recherches et en promouvant la rigueur scientifique.

Par-delà le caractère rigoureux que nous ambitionnons de donner à nos travaux, nous croyons possible et nécessaire de rendre accessibles et attrayants des pans entiers de passages historiques mijotant dans la mémoire collective, tant du point de vue de la diversité des époques, des personnages que des événements majeurs parfois oubliés par l’Histoire et les historiens ; il nous paraît également enrichissant de proposer d’autres lectures à partir des œuvres inconnues et d’autres remises au jour. Dans cette perspective et conformément à ses ambitions, notre entreprise que nous voulons inscrire dans la durée pourrait contribuer, directement ou indirectement en partenariat avec d’autres associations (nous pensons, entre autres à la Société Haïtienne d’Histoire et de Géographie), aux développements d’activités connexes telles des séminaires, des colloques sur l’enseignement de l’histoire, une attention spéciale sur l’état des lieux du patrimoine bâti, une exposition sur les historiens (haïtiens et étrangers) et leur apport à la connaissance historique d’Haïti (Rf : photos, notices bio, extraits de textes, etc., films historiques, etc.)

Notre champ d’intérêt, par ses sujets et par la mobilisation collaborative recherchée, s’étendant à la diaspora, à des institutions et chercheurs étrangers, il est impérieux de mobiliser les scientifiques sociaux dans une telle organisation, notamment les jeunes chercheurs aptes à assurer la relève, la modernisation et la pérennité de l’œuvre des pionniers. Nous nous réjouissons des réponses et des propositions de collaboration venues de plusieurs lieux d’opération des universitaires, chercheurs et enseignants. La publication de ce premier numéro en témoigne.